Où pointer ses spatules en mal de glisse quand l'hiver est resté désespérément sec ? Les saisons précédentes ayant dirigé notre bande de chasseurs de poudre vers la Méditerranée, pourquoi ne pas finir notre longue traversée au dessus de la French Riviera ? Un coup de fil début mars au gardien du refuge de Nice nous confirme que malheureusement le Mercantour passera son tour ce printemps. Les skieurs dépités ont déjà plié gaules et peaux de phoque, tandis que les marmottes pointent déjà leur tête sur les alpages reverdis. Dans l’envers transalpin, en revanche, la poudre tombe à gogo, refuges et vallons enneigés affichent complet. Début mars, un généreux “retour d’est” (phénomène météo bien connu des pourtours de la plaine du Po) signe notre retour vers l’exotisme des massifs italiens: en l’occurrence l’Argentera et ses vallées “taillées à la hache” (Stéph V dixit).

Notre premier point de chute, l’”Osteria della Pace”, est un havre dédié aux randonneurs à ski, sur la grand-place de Sambuco. Perché sur un balcon naturel avec vue panoramique sur le Valle Stura, ce village aux trois clochers se situe à l’aplomb d’un bastion d’allure dolomitique. Les gérants de l’Osteria, eux-mêmes passionnés de montagne, prennent la glisse très au sérieux. Pas de problème pour servir la “collazione” du matin à six heures tapantes si c’est la garantie d’une bonne descente pour les clients. Raffaele, le gendre du patron, n’est pas avare de conseils et connaît chaque couloir ou contre-pente qui entaille le massif. Après le dîner (où nous retrouvons les délices de la gastronomie italienne, couleur locale en plus avec les gnocchis aux orties ou le minestrone parfumé aux épinards sauvages), nous cuisinons notre hôte sur le temps de portage, les chances de trouver de la poudreuse ou les difficultés des pentes sommitales. Aucun problème pour Raffaele, même si les tracés apparaissent en rouge sur la carte spéciale ski de rando dénichée par Fredo, et indiquent “ottimo sciatore alpinista” (TBSA en français): “vous êtes des ottimi sciatori, de toute façon”. De l’art de l’hospitalité et de bien cerner ses clients… Dossard 75 au départ du couloir du Passo Corborant

Les balades s’enchaînent avec quelques flocons au départ ou au retour, voire une “nebbia” (le brouillard qui monte de l’immense plaine voisine) persistente. Qu’importe, le soleil finit par dominer et nous nous régalons dans les pentes nord où, en effet, il reste une bonne couche de poudreuse. Mais par quel mystère trouve-t-on encore de la bonne neige alors que les adrets sont totalement découverts, et de même que les versants français plus à l’ouest ? La propension à faire précipiter l’humidité des retours d’est constitue une première explication; l’autre serait liée à l’orientation nord-sud des combes, leur étroitesse et la raideur des thalwegs qui garantit la fraîcheur jusqu’en fin de saison… Et des vallons qui strient les montagnes si nombreux que l'on s'embranche parfois dans le mauvais passage (d'où il ressort que notre navigateur en chef, IGN boy, est a la merci d'une coupure soudaine du réseau et de la carte Open Topo).

L’Argentera s’apparente à un vaste frigo dans lesquels la neige peut rester poudreuse plusieurs mois d’affilée, d’après Bartolomeo, le patron de l’Osteria, surtout à l’ombre des mélèzins qui tapissent les fonds de vallée. Nous avons donc déniché la machine à poudre - le jackpot pour des skieurs en manque ! Les curistes sur la terrasse de l'Osteria della Pace

La dernière sortie au départ de Sambuco offre un concentré des secrets du Valle Stura: dix petites minutes de portage à l’aller (une minute au retour !), et rien à jeter: montée sylvestre dans les mélèzes, clairières bucoliques, chants d’oiseaux à gogo, combe sauvage (avec cadavre de bestiau déterré par un renard prostatique…), arête avec vue à 360 degrés (y compris sur les remontées mécaniques d'une station de ski fermée il y a 10 ans pour cause de mauvaise gestion et projets immobiliers démesurés), descente dans une poudreuse idéale (of course), half-pipe en fond de vallon puis boarder-cross dans les mélèzes “plantés pour le ski”, a dit Barto (ça change du ski sanglier cher aux Baujus). Montée dans le mélezin vers la Cima Lose Dans la poudreuse sous la Cima Lose

Après trois séances de sauna/hammam/jacuzzi post-ski (la bande s'est vraiment embourgeoisée, bruisse le fil WhatsApp), lesquelles sont l’un des charmes de l'Osteria, il est temps de revenir aux fondamentaux. Le refuge Valasco, construction quandrangulaire aux tours crénelées baroques (il s’agit d’une ancienne maison de chasse de Vittore Emmanuele II), offre toute la panoplie: un petit 400 mètres de montée à pinces (pour cause de fonte des dernières neiges), la congère au milieu de la cour centrale garantissant une témperature proche de zéro dans les parties communes, repas redevenus basiques sur des assiettes en carton, poêle à granulés dans la chambrée rugissant comme une fusée au decollage (heureusement Steph Pointeaux finira par trouver le bouton pour avorter la mission et sortir la chambrée du sauna - involontaire celui-ci). Entre ricotta aux carottes et tarte aux myrtilles nous sollicitons les conseils d'Andrea, gardien lunaire qui a l'art de mimer la course du lendemain en deux tours d’index sur sa carte en 3D. Il utilise l'appli Fat Map, laquelle vous balade en hélico par dessus cimes acérées et blanches combes - décidément nous sommes passés à l'ère du tout digital cette année…. Les itinéraires ont une fâcheuse tendance à changer à chaque nouvelle demande d'explication, mais in fine tout va bien parce que “c' est facile, pas de problème”. On prie pour que le schpif pouf entre barre rocheuse et goulotte à pic soit facile à lire sur le terrain le lendemain… Reste un incontournable dans la préparation de la course, encore une nouveauté de 2023: l'exercice collectif de 'cartographie systèmique des vigilances' (CSV). Toute la bande se penche sur la carte pour visualiser le cheminement du lendemain, identifier les risques (pente raide, obstacle, exposition des versants) en fonction du BERA, et colorer les passages en vert (royaume du 'laisser faire'), orange ('tout le monde passe en mode alerte') ou rouge ('là en fait il vaut mieux laisser tomber'). Le seul point rouge du raid concernera le passage d'un pont romain avec la Dacia de Fredo, cinq petits centimètres de tolérance à droite comme à gauche, et une marmite d'eau glaciale bouillonnant quinze mètres en dessous… La "CSV', apprise par Fredo et Steph P lors d'un week-end de formation à La Grave, a l'avantage de faire partager la gestion des risques (et des horaires) à l'ensemble du groupe. Elle pousse aussi à l'autonomie voire l'”empowerment” de tout un chacun, qui verra Chris tracer bravement l'une de nos dernieres montées…

Le première balade depuis Valasco confirme nos doutes sur la fiabilité du gardien : la brèche pointee sur FatMap donne sur une barre rocheuse, et il nous faut redescendre une centaine de mètres avant de tourner une épaule très exposée (pente raide et déversoir rocheux en contrebas…), afin de prendre dans le vallon suspendu sous le premier col de la journée. Pas si “facile” que cela, y compris l'arrivée au dit col, défendu par une pente en neige gelée à un bon 45 degrés… Le couple d'italiens rencontré au sous le vallon n'aura d'ailleurs jamais trouvé le passage. Nous les retrouverons au même endroit quatre heures plus tard, une fois bouclé notre tour par le versant sud (français), et un deuxième col donnant sur de magnifiques champs de poudre (là notre “conseiller” ne nous avait pas trompé sur la marchandise !) Qu'ont fait nos deux skieurs transaplins pendant tout ce temps ? Ce qui se passe à Valasco… Compte tenu des bonnes conditions de neige, Andrea nous conseille un grand classique pour le lendemain: le tour du Valcuca, le sommet qui domine le refuge. L’itinéraire est très alpin avec un couloir à 40 degrés à la montée, à droite d’une canine posée sur la crète, un goulet fuyant à négocier de l’autre côté, puis un long canyon que nous avions repéré en arrivant au refuge, qui déverse directement dans la plaine attenante. En zoomant sur les photos prises le jour même, Stéph V repère le couloir d’accès… sans un pet de neige malheureusement ! Pour une fois Andrea paraît sceptique: la présence de glace pourrait rendre la montée à pied difficile. Le navigateur en chef nous trouve illico come plan B un collu inconnu du gardien. Au final nous en resterons au plan À, tout à fait praticable, et franchirons le couloir précédé par deux cabris bondissant de bloc en motte d'herbe jaunie. Sur le versant opposé (nord), la brèche tombe à pic vers le lac en un toboggan sans fond. Désescalade sur pointes avant en marche arrière, puis construction de plate-formes (plus ou moins planes…) pour rechausser en pleine pente et filer vers le lac en contrebas. Le canyon qui suit est juste assez large pour permettre quelques virages, dans une ambiance de ski de l’extrême. "Je n'ai jamais fait cela”, confie Fredo au bas du couloir,”'une super journée de ski alpinisme”. Et tout cela pour un petit 800 mètres de D+, le must de Valasco. Descente de la brèche sous la cima Valcuca

Notre tour de l'Argentera finit par le joyau qui avait attiré notre regard à l'origine: la montée vers la Cima Grande della Valetta (laquelle pointe à 2800 m, et non 2700 comme nous nous en étions persuadés tout au long de la balade…), la "plus belle rando du Piémont" d’après SkiTour. Celle-ci part du fond d'une vallée donnant sur Entracques ("Entre les eaux”, dans le patois occitan local), charmante station de ski endormie après une saison qui menace de devenir de plus en plus courte. Avec un télésiège culminant à tout juste 1000 mètres, on se fait une idée de la température du frigo à poudre au cœur de l'hiver… Une pause dans les rues piétonnes, en pleine préparation des festivités Pascales, nous permet de goûter à la gastronomie locale, dont un assortiment de bleus en état de décomposition avancé (mais ce qui est important c'est le goût au palais, nous rappelle la maîtresse des lieux !), et un biscuit épais, concentré d'énergie auquel Stéph Pointeaux devra s'attaquer au piolet. L’autre Stéph s’était dévoué pour transporter le biscuit dit “parpaing” - d’une densité proche du béton - dans son sac à dos, et nous fournir le shot de fructose bienvenu pour venir à bout de la montée. Cruel dilemme à la descente: vaut il mieux virer sur une pente raide et gelée au-dessus d'une bande de sinistres cailloux, ou sauter une corniche donnant sur le même versant raide, mais non exposé ? Chacun y va de sa solution, et finit par trouver sa voie vers les champs de poudre (toujours !) attenants. Au retour nous reprenons le dédale improbable des rampes et vires qui sinue à travers le cirque glaciaire. Cette recherche d'itinéraire explique en bonne partie l'intérêt de la balade, comme le contraste entre l'atmosphère sévère du jeu de passe muraille initial et les espaces sans limites du plateau supérieur. Au loin on devine la grande Bleue, notre étape ultime sur la route du retour, dans le golfe de Giens. La douceur de l'air et des retrouvailles efface peu à peu les rêves de ride sans effort dans la peuf. Quelques vallées plus haut, les elfes de l'Argentera ont fermé pour cette saison mais réparent en secret leur machine à poudre.