Jour 1 - Départ des cinq d'Oulx (d'où ca???)

La bande (pour ne pas dire le club) des 5 se retrouve en grande forme à Oulx, point de ralliement entre Aixois, Nordistes, et Sudistes. A la veille de l’inauguration d’un nouveau mode de grève pour la SNCF (dite perlée, ou encore en sandwich), le train de Ben part bien à l’heure de Paris mais reste en plan à l’entrée de Chambéry pendant près d’une heure. Le chef de bord fait son possible pour tenir les passagers au courant mais ses annonces ne sont pas franchement encourageantes (“le train est en panne pour une durée indéterminée”, “le mécanicien a sorti le manuel de la locomotive”, “il applique la procédure de détection des pannes”). Le voyage finit cependant par reprendre son cours, et les Aixois mettent à profit l’attente en face de la gare pour passer le sac de Chris au peigne fin. Le butin s’avère maigre au final, les briefings des années successives ayant porté leurs fruits; déception des contrôleurs en chef qui s’attendaient à trouver au moins un bidon de mousse à raser ou un oreiller de voyage. Pas même l’ombre d’un appareil photo, lequel fera pourtant cruellement défaut à notre iconographiste de premier plan. Cecilia nous accueille pour le déjeuner dans sa trattoria pour un premier retour à la gastronomie italienne avant de mettre le cap sur le val Pellice, point de départ de notre première étape. Des antipasti aux anchois au gâteau de noisettes avec sa crème pralinée, cet en-cas est de bonne augure – surtout que nous comptons dormir en Italie pendant la majeure partie du tour.

Le temps est orageux sur la plaine du Po, dominée par les abrupts du piémont Alpin. Les montagnes s’élèvent rapidement alors que nous remontons la vallée encaissée, et garons notre voiture aux abords de Villanova, un hameau encore isolé par la neige. Quelques lacets plus bas nous avons trouvé des tapis de perce-neiges gros comme des tulipes, mais ici les précipitations abondantes de cet hiver nous permettent de chausser les skis à quelques mètres du parking. Le sentier passe entre les alpages avant de se faufiler au milieu d’un verrou glaciaire, qu’il franchit par une vire assez vertigineuse. Il remonte un gorge étroite et offre une vue surplombante sur le val Pellice, dominé par le Bric Boucher à main gauche. Après une belle cascade et un deuxième verrou le paysage s’ouvre sur une large plaine (Cabo del Pra), à l’entrée de laquelle est posé le refuge Jervis (du nom d’un “academio” du CAI), notre halte pour la nuit. L’accueil y est très sympathique, de même que le dortoir mansardé qui nous attend et est doté d’une climatisation naturelle grâce à un courant d’air venant du toit. Nous sortons affronter la bise du jour qui tombe pour le traditionnel exercice de recherche de DVA, que nos voisins de chambrée ont compliqué en laissant leurs appareils allumés à l’intérieur du refuge. C’est l’occasion de tester le mode de recherche multi-victimes, opération délicate mais qui finit par s’avérer concluante. Nous sommes donc parés pour la suite ! Après un succulent dîner (composé comme il se doit d’antipasti, primo et secondo piatto, formaggio e dolce di casa), l’aide préposé à notre table va quérir à notre demande le ‘capo del rifugio’, qui a l’avantage d’être également guide. Roby répond de bonne grâce à nos nombreuses questions d’itinéraire, que cela soit pour le lendemain, le surlendemain ou le retour dans cette vallée dans une semaine. Il nous dissuade gentiment de passer par le col Sellerino pour basculer sur la vallée du Po depuis le refuge du Mont Viso (notre prochaine halte), nous déconseille le passage par le col Valante pour revenir sur ce même refuge en cas de fortes chutes de neige, et nous explique comment venir du Roux d’Abriès (notre dernière halte) par le col Lacroix ou le col d’Urine.



Stéph Vigier, qui est connu comme le loup blanc sur tout l’arc alpin tombe sur une ex relation de travail, kiné de son état et en vadrouille avec un groupe du CAF de Chambéry. Leur équipée a démarré par une nuit sous la tente à Savines, comme Chris (au camping près), mais plus près du lac que des 7 kms de route de montagne que ce dernier a dû négocier au petit matin; c’est pour être opérationnel sur le chaînage à toute heure du jour et de la nuit !

Le vent souffle fort toute la nuit et nous sommes aux premières loges, en train de visualiser les plaques traîtresses en formation derrière chaque crête et collu dans un demi-sommeil… Le ciel est complétement dégagé au matin – qui sera rendu plus paresseux par une panne de réveil opportune (sont-ce les piles ou nos oreilles qui deviennent faiblardes ?)

Jour 2 (1er Avril)

Nous traversons la grande plaine qui fait face au refuge côté Sud; puis longeons des chalets d’alpage et bergeries à moitié enterrées sous la neige abondante de cet hiver – seuls dépassent les toits de lauzes aux puissantes charpentes. Plusieurs groupes nous devancent, et se séparent en deux écoles aux abords des premières pentes: certains optent pour un vallon encaissé qui constitue visiblement le déversoir naturel de la crête du Sellard, qui domine à main droite en une longue muraille crénelée 1500 m plus haut, tandis que leurs ex-compagnons de route préfèrent un mamelon sur la rive gauche, moins austère mais plus raidasse. Leur trace (que nous suivons instinctivement, pour ne pas avoir à déclencher l’air bag dès la 2ème sortie du raid) sinue d’arbres en bosses pour rejoindre la combe précitée en contrebas d’un lac et du refuge Granero (fermé). Un mur raide au-dessus donne ensuite accès à un très beau vallon suspendu, sauvage et perdu, qui mène au col Sellière. Fredo et Stéph se relaient pour faire la trace dans une fine couche de neige transportée par les coups de vent récents.

Au col le Viso fait sa première apparition, majestueux, et si proche – un cadre rêvé pour une séance photo du groupe de randonneurs, avant de plonger vers le refuge à quelques encablures du col, bien défendu néanmoins par des ravins successifs qui compliquent l’arrivée. Quelques coups d’œil en passant nous renseignent sur l’accès au collu Sellerino, voisin du Sellière, que nous pourrions utiliser le lendemain pour revenir en Italie. Difficile en revanche de voir le Paso Luisa, qui donne ensuite accès à la vallée du Po. Pour finir nous tirons à gauche pour aller reconnaître le col de la Traversette - enfin disons que nous chargeons Stéph Pointeau et Fredo de cette mission délicate. Le passage s’avère plutôt expo, la pente raide qui descend sur l’autre versant se traverse au-dessus d’une barre rocheuse, le tout en free-style puisque le câble qui sert normalement de main courante a disparu sous les mètres et les mètres de neige tombées cette année (15 m en tout dixit Paul, le gardien du refuge du Viso) – sans compter un risque de plaque à vent, et le fait que nous sommes partis les mains dans les poches sans aucun matos d’assurage.

Quelques virages dans la neige tôlée (ou parfois, et par chance, dans des accumulations de poudreuse soufflée) nous amènent à notre palace de la soirée - une cabane conservée dans son jus pur Club Alpin du XIXème siècle: comme seul lien d’aisance (pour 80 personnes) un chiotte à la turque donnant dans le sas d’entrée (glissade en crocs sur le carrelage humide quand il n’est pas gelé garantie), pour tout point d’eau un robinet qui délivre le précieux liquide goutte après goutte (quand il n’est pas congelé lui aussi), pas l’ombre d’un début de commencement de salle de bains (bien sûr – cela ferait trop moderne pour les Monchus), pas d’éclairage “par mesure d’économie”, ni de chauffage (itou - malgré le magnifique poêle à bois qui trône dans le réfectoire), ou de ventilation, et ce pour garantir une humidité de l’air à 110% en fin de nuit afin d’éviter que chaussettes, peaux de phoque ou blousons aient la moindre chance de sécher. On y sert de plus le top de la gastronomie Française (les ritals de l’autre côté de la crête n’ont qu’à bien se tenir): coquillettes (prélevées sur les stocks du CAF des années 1950), quelques lentilles qui surnagent dans la soupe Knorr pour tout légume, biscottes et miel en plastique le matin. Séjour traumatisant pour Fredo à qui la douche quotidienne manque cruellement – au contraire de Stéph P. et Chris, qui rivalisent pour la place du plus cradingue du groupe.

Bref, après 30 minutes de conciliabules au sortir de cet enfer à 8h du mat, décision est prise d’éviter cette étape si accueillante sur le chemin du retour, comme c’était initialement prévu. Pour terminer sur une note plus constructive, notons que l’absence de toilettes décentes nous a permis de bénéficier lors de la pause technique nocturne d’un clair de lune enchanteur et magique, le vent étant enfin tombé après avoir obligeamment dégagé la voûte céleste et sa théorie d’étoiles.

Jour 3 (2 Avril)

Tôt ce matin Moustache (nom officiel d’un guide du genre la soixantaine débonnaire rencontré la veille) est parti avec ses 6 clients de la même tranche d’âge vers la Traversette, tandis que Séb (jeune guidos tendance plutôt mutique ténébreux) a mis les voiles vers le couloir du Porc (4ème possibilité de passer en Italie, mais là réservée aux pros: les premiers mètres de descente frisent le 50°… et là on ne parle pas du Génépi). La veille, Fredo lui a longuement expliqué qu’il fallait une vraie corde pour passer la corniche, et pas un ficelou de 10 m en 3 mm de section comme celui que Stéph V. a fourrée au cas où dans son barda. Je crois que le message a fini par passer, malgré l’expression un tantinet interloquée dudit Séb pendant cette démonstration magistrale (d’ailleurs ses clients nous avouerons plus tard dans la journée avoir tiré plusieurs longueurs de cette fameuse corde pour descendre le couloir).

Sur les conseils de Paul le gardien, qui a tué nos espoirs de faire le tour du Monte Granero (3171 m) derrière le Sellerino pour cause de dédale de barres rocheuses indémerdable, nous repartons au col Sellières pour redescendre sur le refuge du Granero (ancora !) et bifurquer cette fois vers le Sud pour gagner la vallée du Po via le col Luisa. La première montée se passe sans histoires, à part le passage d’une micro-corniche pour accéder au col. Dans la descente vers le refuge (et le lac Lungo mitoyen) la neige adopte des consistances très variables, de croûtasse peu ragoûtante à une légère couche de fraîche charriée par l’ami Eole. Les éperons rocheux qui bordent le couloir à main gauche forment d’impressionnants bastions vus du bas. Nous repeautons autour du lac Lungo, gagnons le fond d’une première combe très ouverte, puis derrière un petit verrou une deuxième creusée par le lac Nero (qui est plutôt Bianco en cette saison), au pied du col Luisa. Ce dernier est défendu par une pente raide tournant au coin d’une large barre de rochers noirs – sous laquelle nous envoyons Stéph P. faire la trace dans une petite couche de fraîche, avant de nous regrouper pour examiner la suite des opérations. Une trace de ski traverse la pente abrupte au niveau de son virage, mais visiblement en venant du sens opposé. Nous préférons passer plus bas, prendre pied sur une arête de rochers plâtrés de neige soufflée, puis regagner ladite trace au niveau de la barre rocheuse. Plutôt que de continuer vers la rive droite de la combe sous le col, nous optons pour les rochers qui affleurent en rive gauche, suivant en cela les conseils prodigués par plusieurs gardiens-guides croisés pendant le raid. A mi-chemin nous troquons skis et couteaux contre crampons et bâtons pour cause de neige instable. Fredo et Ben referont même un petit aller-retour pour récupérer un des couteaux de Fredo, abandonné sur sa plateforme de cramponnage. Nous finissons par déboucher au sommet du Passo, défendu (littéralement cette fois) par des barbelés qui rappelle que ces frontières délaissées ont longtemps revêtu un caractère stratégique.

La vue sur l’arc Alpin est splendide. Au premier plan nous comptons les traces sur le côté italien de la Traversette, qui nous fait face: il y en a bien une dizaine, soit plus que le groupe de “Moustache” mais moins que l’ensemble des skieurs entrevus à la montée vers ce passage historique entre les 2 pays frontaliers. Où sont-ils passés ? Suspense, l’histoire n’en dira pas plus - si ce n’est que nous ne re-croiserons pas Moustache... En revanche c’est ici que nous retrouvons les clients du guide Séb, de retour du couloir du Porc (lueur d’envie dans le regard toujours conquérant de Fredo). Séb nous indique un petit goulet à peu près aussi raide à aller taquiner à la descente (faible consolation !) La neige y est déjà un peu lourde, annonciatrice des pentes pourries qu’il va falloir négocier en arrivant sur Pian del Re. Chris s’en joue par de grandes courbes qu’il décrit avec grâce et légèreté, à l’image du Maestro Fredo. Les derniers mètres, aux abords des sources du Po nous réservent même d’agréables surprises, et permettent de soulager les cuisses mises à l’épreuve par la tenue aléatoire du manteau neigeux jusque là. A l’arrivée le refuge de la Regina s’est mué en Rifugio di Pian Malzé, centre névralgique du hameau qui sert d’auberge, restaurant, épicerie, location de luges et point de vente de forfaits pour la petite station de Crissolo auquel il est rattaché. Un tapis roulant permet de dévaler l’unique piste damée du secteur, sur près de 100 m de longueur… mais pas dans n’importe quel cadre, au pied du Viso que nous admirons et détaillons depuis la terrasse de l’auberge.

Dîner de fête, nous bénéficions du menu de Pascua ou Paschetta: farandole d’entrées (jambon “San Daniel” avec châtaignes marinées au miel, fromage frais sur lit de verdure – dont nous avons tous grand besoin!, polenta succulente con gorgonzola et tome du coin, civet de cerf et bolets – le tout généreusement arrosé de vin de Barbera, que nos voisins de dortoir (des Allemands de Dresden) auront l’amabilité de finir, au péril de leur estomac, la nuit survivante… Une promenade digestive s’impose, surtout pour Stéph P. que ces agapes risqueraient de pénaliser. Chris se charge de le lester d’une bouteille du génépi local (transvasé dans une bouteille de Coca), à défaut du poste de soudure Russe promis par Fredo – mais encore introuvable à ce jour. Nuit étoilée, au loin les lumières de Pinerolo scintillent dans la plaine du Po, à quelques dizaines de kilomètres à vol d’oiseau.

Jour 4 (3 Avril)

Changement décor ce matin – brouillard et neige qui tombe à gros flocons humides. Au 4ème ristretto d’affilée nous réussissons à arracher Fredo à son petit déj pour monter la piste “sci alpinismo” tracée au Ratrak par le tenancier du bar. Celui-ci confirme la pertinence de l’itinéraire intuité par Stéph V pour rallier le refuge Alpetto (l’étape du jour), quelle que soit le temps ou la visibilité. Cette balade sera donc incontestablement gravée du sceau de notre ‘IGN boy’, comme dirait Chris (sauf que manque de bol ce refuge italien a pour malice d’être caché légèrement à l’écart de la couverture IGN). Ben botte rapidement et passe au banc d’essai tous les types de farts de la troupe – mais sans trouver le remède miracle. Nous quittons rapidement les traces damées sous une neige qui s’intensifie; remontons une longue pente avant d’arriver à un lac qu’on a du mal à deviner sous sa gangue de poudreuse. Un lagopède jacasse en contrebas – le plafond de brume se déchire et les puissants contreforts du Viso apparaissent de façon fugace. Le Viso Mozzo lui fait face, dont nous devions le profil régulier depuis le colle del Viso – l’appel de ce modeste cousin est tentant, mais à l’évidence il vaut mieux vaut profiter de l’éclaircie pour trouver l’itinéraire vers l’Alpetto, qui niche quelques plis de montagne plus loin. En attendant, le refuge de la Selle, juste en dessous du colle et bien visible, nous nargue, d’autant qu’il serait doté d’une piscine Norvégienne d’après Stéph P.

Nous repérons un vague éperon rocheux autour duquel nous devrions tourner pour en direction d’Alpetto, et orientons nos spatules dans sa direction. Le brouillard s’épaissit – Fredo et Stéph V sortent le GPS, écarquillent les yeux sur un fond de carte italienne à la graphie XVIIème siècle, puis boussole, gonio et alti. D’azimut en azimut nous tombons sur une balise – qui manque de chance est placée au mauvais endroit, comme nous le comprendrons le lendemain en repassant à côté. Puis arrivons en haut d’une barre rocheuse, la descendons par une rampe qui atterrit au pied d’une cuvette qui pourrait être le Lago di Alpetto… et toujours pas de refuge en vue. Nous remontons sur une autre vire, reprenons un pointage GPS avant de tracer droit sur une goulotte, qui finit encore une fois sur du gros caillou.. mais derrière lequel Fredo aperçoit enfin il rifugio ! Victoire de navigation – que nous savourons seuls car personne d’autre n’a fait le déplacement en cette journée bien bouchée (même pas le car de Suédoises issue d’une légende Islandaise, à moins qu’elles ne soient sorties du scénario des Bronzés font du ski…)

La pasta du déjeuner est somptueuse – la douche un peu moins car la ‘pico-centrale’ hydraulique est congelée. Nous sommes servis par 3 générations de gardiens (du petit-fils au papy), venus se prêter main forte. L’après-midi est consacré à l’étude des possibilités d’itinéraires pour rejoindre le Pian della Regina le lendemain: voie normale via le col Gallarino et le Val Varaita, ou des vallons parallèles avec un petit sommet en passant? Les chutes de neige et la difficulté à trouver l’itinéraire en cas de visibilité réduite font pencher la balance vers la solution la plus simple. Nous investissons les deux dortoirs du refuge (30 places en tout sur 10 mètres carrés grâce aux 3 niveaux de couchettes et la mezzanine mansardée !) pour une nuit réparatrice, tandis que les flocons continuent à voleter autour de notre abri.

Jour 5 (4 Avril)

Nous ouvrons les volets au matin sur une belle purée de pois – qui masque même les mâts signalant la présence du refuge à 20 mètres de celui-ci. Encore une belle journée de nav aux instruments qui s’annonce ! Sur le pas de la porte, au moment de nous séparer le gardien du refuge nous assure que nous pourrons toujours nous replier chez lui si nous ne parvenons pas à trouver l’issue du cirque qui nous entoure. Un groupe d’une vingtaine de skieurs (les Suédoises ?) est attendu ce soir mais il restera toujours une petite place.

Nous prenons nos traces de la veille à rebours – qui heureusement n’ont été qu’à moitié recouvertes par les précipitations de la nuit. En moins de 10 minutes nous retrouvons la balise traitresse, qui nous avait paru si loin du refuge la veille. “En pleine couffe tu prends 2 h pour faire un trajet de 5 minutes en ligne droite” explique Fredo. Le village de Chianale, notre but de la journée, à une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau, semble bien loin... Soudain une écharpe de ciel bleu apparaît au-dessus de nos têtes, puis le rideau de brume s’effiloche pour découvrir une dune de neige ou un pilier rocheux suspendu en pleine gaze ici et là. L’atmosphère devient plus lumineuse et nous crevons au détour d’un lacet le plafond de la nebbia, exposés en plein soleil. Cette éclaircie inespérée (quoique prédite par la météo italienne…) nous redonne de l’entrain – nous filons droit vers le col Gallarino, à travers un plateau féérique (“repeint d’une bonne couche de blanc”, Fredo dixit), les appareils photos et succédanés smartphoniques ressortent pour immortaliser ces instants dérobés aux dieux météo. Certains verront en cette ouverture des cieux un signe divin, d’autres la réalisation d’un évènement de probabilité non nulle, fruit de la combinatoire de prévisions météo toutes aussi fausses les unes que les autres.

L’impression de solitude face aux vastes horizons blancs, l’immensité du Viso et de ses pentes vierges de présence humaine renforce le caractère unique de cette équipée. Après s’être engagée dans un défilé étroit gardé par un gendarme au nez crochu, la petite troupe débouche sur le premier col de la journée et se trouve téléportée en quatre enjambées à peaux de sept lieues au bord d’un plateau adjacent – belvédère en forme de toit du monde, suspendu au-dessus de la plaine du Po, que l’on devine plusieurs milliers de mètres en contrebas, sous l’ouate de la nebbia. Ca et là émergent des satellites du Viso, tels des ilots au milieu d’un océan paresseux. Séance photo en mode ‘conquérant’ (une fois n’est pas coutume…), appels passés depuis ce bout de terra incognita par Stéph P. (dit ‘le maître du réseau’), puis nous partons à la conquête du Passo Schiafredo, qui permet de basculer plein Sud vers les sources du Po, justement.

La bise se renforce brutalement à l’approche de la selle neigeuse, qui ne domine notre terrasse que de 200 petits mètres de dénivelé. La pente Ouest du pic de la Punta Malta, un éventuel plan Z pour la journée, paraît tout d’un coup moins avenante, soufflée et déneigée qu’elle à cause du vent des derniers jours. En face, une combe orientée Est pourrait constituer un substitut honorable, combiné à la promesse d’une descente en neige de printemps au moins aussi plaisante. Malheureusement la pente parfaite aux grains scintillants se révèle un mirage inaccessible, précédée par un profond ravin. A notre gauche, les sommets des flancs Sud du Viso ont été absorbés en l’espace de quelques instants par des nuages aux teintes menaçantes. Le grésil nous fouette à présent le visage, le ciel s’obscurcit et le piège se referme sur les skieurs trop confiants dans leur bonne étoile matinale. Stéph V nous voit déjà en perdition sous la tempête, perchés au sommet d’un vallon compliqué à négocier… sous ses imprécations l’éternelle routine du sommet (déchausser, décoller les peaux, les ranger dans leur sac, changer les réglages des chaussures pour passer en mode descente, se rhabiller, rechausser, fermer les écoutilles, sourire du plaisir d’être là ?) s’effectue en un tournemain. Quelques virages les yeux rivés au sol, écarquillés à force de deviner le relief de ce tableau blanc sur blanc, et une traversée plus tard nous atteignons un bivouac qui marque l’entrée du fameux vallon et le début des pentes raides. Un premier couloir le long d’une muraille de rocher noir est agrémenté d’une petite couche de neige poudreuse, un peu humide mais bien skiable. A la faveur d’une courte trouée dans le brouillard, nos navigateurs scrutent le terrain environnant pour repérer Plan Meyer, portion relativement plane à partir de laquelle il faut d’après le topo contourner un goulet infranchissable par la droite. S’ensuit une slalom dans le mélézin, heureusement abondamment jalonné de traces de skieurs venant du Val Varaita vers lequel nous nous dirigeons. Stéph V se retrouve perché au sommet d’un caillou de quelques mètres de hauteur, mais refuse l’obstacle au risque de décevoir son fils, pour qui c’eût été un jeu d’enfant. Chris de son côté domine facilement une goulotte à 50° bouchée par un gros cône de neige et un entonnoir plein de traitres grumeaux. Pour terminer la descente en beauté Fredo nous déniche une Chaptal Touch: la traversée du torrent Vallante (puisque nous devons bifurquer vers le val éponyme) sur un gué précaire, encadré de berges abruptes. Pensant avoir trouvé la feinte, Ben plante ses skis au droit du passage salvateur, déchausse et se prépare à prendre pied sur le lit de la rivière quand la neige se dérobe sous sa chaussure – il s’était en fait posé sur une corniche en porte à faux, dont l’effondrement l’envoie faire la culbute, tout juste rattrapé par les bordes de ladite corniche. Les autres s’en sortent plus facilement, s’aidant d’un arbrisseau providentiel pour remonter la berge de l’autre côté. Chris en redemande quelques kilomètres plus bas en retraversant le torrent sur les piles d’une passerelle emportée par une crue, prêt à risquer une bonne gamelle pour faire la couverture du présent opus.

Malgré l’excellent niveau d’enneigement cette année, il faut nous rendre à l’évidence et déchausser à quelques centaines de mètres à peine des maisons de Castello, notre point de chute pour cette étape. Cristina, qui tient le gîte à Chianale, 5 kilomètres plus haut vient obligeamment nous chercher en voiture, sous la neige battante. Son accueil, dont nous avions déjà profité il y a 2 ans lors de notre virée Queyrassine est toujours aussi sympathique et agréable, avec un cachet disons, spirituel: le crucifix et autres bondieuseries sont fidèles au rendez-vous, ayant même contaminé l’aquarium (Fredo doit se faire violence pour passer outre). La mama est toujours là pour aider sa fille; une voisine vient bavarder dans le dialecte local, assez proche du français. Le village n’a pas changé non plus, sous le même manteau de grisaille que lors de notre précédente visite. Pas un chat, à part deux matous qui se bagarrent, le troquet-musée alpin est désespérément fermé, pas de chance… Nous dégustons la traditionnelle mousse avec nos hôtes, avant de faire honneur à la cuisine succulente de Cristina (et de nous protéger du lampadaire qui persiste à éclairer son patelin désert toute la sainte nuit…)

Jour 6 (5 Avril)

Le mauvais temps, qui s’estompait déjà la veille, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Miracle de cette année particulièrement humide et de la modeste chute de neige de la veille, nous chaussons les skis devant la porte du ‘Laghi Blu’ (notre gîte) après nos adieux à sa chaleureuse tenancière. Nous passons le pittoresque pont de pierre un peu plus bas dans notre plus bel attirail avant de mettre le cap sur les alpages bordés de mélèzes aux marges du village. Au passage nous entendons puis admirons de visu l’œuvre d’un pic épeiche, puis la vue de Chianale, niché dans son écrin d’ivoire au confluent de trois vaux: celui de Saint-Véran, que nous allons remonter, Agnel (déjà exploré il y a deux ans), et le vallon de Soustre, encaissé et austère – trop dangereux pour cette année !

Derrière une première bosse de neige nous découvrons une bergerie à moitié enterrée dans la neige, au pied d’une large pente que nous gravissons en longs lacets. Le paysage s’élargit à mesure que nous nous élevons et quelques sommets familiers pointent le bout du nez: la Cima del Luppo, Rocca Bianca, ou encore le Pic de Caramantran. Le “vallon” que nous remontons est en fait abrupt et fermé par des pentes bien raides de tout côté. En bas d’une combe qui avait l’air tentante mais est en fait un cul-de-sac nous apercevons un jeune cabri qui brasse dans la fraîche, enfoncé jusqu’au poitrail. Il s’arrête, tous sens aux aguets, et nous préférons nous éloigner pour ne pas le déranger outre mesure. Notre colline s’échoue sur une arête effilée et vertigineuse, sur laquelle nous progressons courbés face à une bise intense. Nous louvoyons entre des gros blocs pour passer le verrou final, escomptant y trouver un manteau neigeux plus stable. Une plaque chauffée par le soleil part en contrebas et forme une petite coulée. Le versant orienté Est sur lequel nous nous trouvons commence aussi à ramollir, nous traversons rapidement pour gagner les pentes supérieures, plus douces. Cerise sur le gâteau, en plus du vent, le grésil se met de la partie et la neige commence à botter sous les skis. Heureusement le fart du Dr Ben est là, disponible en deux couleurs !

La croix du sommet de la Rocca Bianca, qui figure au menu du jour, veille sur nous juste au-dessus de nos têtes – sûrement la bonne influence de Cristina. Au col nous retrouvons le Viso, sous un nouvel angle, et apercevons en particulier le Cadreghe del Viso – fin couloir de neige qui permet de basculer d’un versant à l’autre, pour les amateurs de tours express en forme de huit. Nous devinons également le refuge de la Blanche, en regardant vers la vallée, où nous avons décidé de faire étape à la place d’une deuxième expérience au refuge du Viso, sur une intuition géniale de Chris. Mais pas question de s’y précipiter: Fredo nous propose un viron via une arête qui part du col vers le sommet de la Rocca Bianca, 200 m plus haut. D’une première antécime, nous gagnons en traversée (un peu glissante à cause des peaux de phoque) une petite pente de neige étincelante à l’aplomb de la magnifique flèche du Rocher des Tollies, qui s’élève droit vers l’azur depuis une brèche vertigineuse. Après quelques tâtonnements nous grimpons une courte goulotte crampons aux pieds et fêtons cette conquête par de nombreuses photos, savamment mises en scènes par Chris l’artiste-plasticien.

La descente vers le refuge est un délice de neige poudreuse encore légère, matelas sur lequel les skis rebondissent Et toujours personne d’autre que nous sur des kilomètres carrés de fraîche. Sensation grisante que Ben propose de bisser sitôt la tarte aux myrtilles (réservée par le prévoyant Fredo) avalée. Et nous revoilà repartis (à part le même Fredo qui profite de sa journée marmotte) à peaux de phoque vers le col de la Noire, 450 m au-dessus du refuge, et bénéficiant de la bonne orientation (Nord). Horreur, 2 collants-pipettes (partis le matin même de Campo Base, deux vallées plus loin!) ont déjà tracé la descente, mais il reste encore un peu de place. Un guidos de La Grave en mal d’exercice nous rejoint à grandes enjambées, trouve néanmoins matière à se plaindre de la trace “à la Suisse” de notre dameur en chef, Stéph P (aussi connu comme “le lièvre”) - qui à sa décharge profite au mieux des traces de descente. La magie reste intacte pour cette 2ème descente. Des petits virages serrés aux rides bien carvés, tout le monde trouve son bonheur – jusque dans la chute, que ce soit pour les Stéph apprentis cascadeurs ou le guide du coin, qui s’est “pris une balle” sur un bourrelet de neige sur l’arête du col. Comme quoi cela arrive même aux meilleurs, voire aux pros !

Comme à chaque dîner nous discutons du choix d’itinéraires et prenons l’option descentes au Nord pour maximiser les chances de trouver de la “peuf” - garantie par la gardienne. Celle-ci nous gâte d’un repas veggie original: soupe aux légumineuses (pois, pois cassés, lentilles – les appréciations à ce sujet varient !), risotto au parmesan, gâteau au chocolat. La nuit est confortable, grâce à la porte-fenêtre entr’ouverte qui assure un air vivifiant.

Jour 7 (6 Avril)

Panique au moment de s’équiper, alors que nous avons prévu de quitter le refuge à 7h dernier carat: Fredo se retrouve muni de 2 chaussures gauches (comme au foot?), puis Chris ne retrouve plus son sac à peaux (en fait accroché à sa ceinture). Bref, dur de décoller si tôt… La montée au premier col (Chamoussière) est rapidement exécutée, sur une neige béton, puis nous basculons vers le refuge Agnel dans un décor et une poudreuse de rêve, dont un couloir à 30° en conditions parfaites, qui finira labouré par nos traces. Après une courte pause aux abords de la cabane, désertée par ses occupants et son gardien “de retour à 15h”, nous remontons vers le 2ème col de la journée sous un soleil généreux. Les sommets du massif sont au rendez-vous: Viso bien sûr, Pain de Sucre, au fond la Barre des Ecrins et la Meije – qui nous invite à un raid futur ?, et en arrière-plan Cervin, Grand Combin et Grand Paradis (autre perspective future...).

La poudreuse devient légèrement plus lourde sur cette deuxième descente, mais reste un régal. Ben inaugure une nouvelle forme de bottage, avec un glaçon sous la semelle. L’occasion de comprendre pourquoi son bâton de fart était venu avec une mini-raclette, fort utile… Il nous faut encore remonter de 200 m vers un collu mal individualisé et connu sur la carte sous le nom de “point 2827 m”. Le lacet terminal est bien raide, dans la neige molle, il est préférable de déchausser. L’itinéraire bascule sur le val Ségure, qui débouche à Ristolas dans la haute vallée du Guil. Comme d’habitude le coin est désert, enserré d’arêtes verticales, fort esthétique. Encore un beau couloir en début de descente, puis le jeu consiste à suivre au mieux la pente dans les alpages pour garder un peu de vitesse en fond de vallon. Après un petit bout de piste dans le mélézin nous arrivons sur les quelques pistes de la station Queyrassine, et quittons les skis à quelques dizaines de mètres de l’auberge providentielle du patelin (dénommée ‘Ristolas’, tout simplement…) Les tenanciers nous régalent d’une bonne salade, d’omelettes et de charcuteries, couronnés par un brownie (cela devient une habitude...).

Chris appelle sa copine Dominique du gîte “Le Cassu” au Roux d’Abriès, notre dernière halte. C’est Mélanie qui viendra nous chercher en voiture car la patronne est partie ‘voir du vert’. On note une compulsion de Chris à prendre des photos avec son téléphone (cela le démange visiblement… ) L’itinéraire du lendemain est tout décidé, selon les conseils pris au refuge Jervis pour le retour vers l’Italie. L’apéro du soir est donc consacré aux projets de raid pour l’année prochaine; Mercantour et Argentera tiennent la corde, avec la perspective de quelques passages en vallée pour plus de confort (le spectre du Viso Palace ?) Le repas est à la hauteur de la réputation de la maison, et se termine par un (devinez quoi?) brownie, of course (notons toutefois la rupture de tartes aux myrtilles), arrosé de tisane pour ‘Plantivores’.

Jour 8 (et dernier...)

Départ de nouveau à l’aube – “c’est bien la dernière fois que je fais cela”, jure Chris. Ayant chaussé les skis à 20 m du gîte, nous arrivons au village endormi (surtout l’hiver!) de Val Préveyre, petit bijou de hameau d’altitude avec son clocher à trois pans. S’ensuit une montée dans le bois le long de l’Urine (cela ne s’invente pas…); passé un verrou le vallon s’ouvre et les arbres laissent place aux alpages et bergeries. Dans l’ascension du sol, un vent soufflant depuis le côté Italien transporte des filets ondoyants de cristaux de neige, donnant une ambiance Pôle Nord… S’agit-il d’un vent catabatique ou d’un effet Venturi, aux abords des étroitures précédant le col? L’air devient plus calme un fois parvenu au col lui-même. Côté italien la nebbia pointe le bout de son nez, envahit les pentes du Mait d’Amunt, à main gauche. Nous décidons d’aller jeter un œil au-dessus du plafond de brouillard. Bien nous en a pris car nous pouvons revoir une dernière fois, et encore sous d’autres coutures le fanal de notre raid, et nos premières étapes.

Le timing de la journée nous contraint à faire demi-tour avant le sommet. La descente vers le col est correcte, mais la neige tourne rapidement à la franche croûtasse. La recherche d’itinéraire (il nous faut tirer à droite vers une épaule pour retrouver le refuge Jervis) est facilitée par la nebbia qui se lève, et les traces de montée de 3 skieurs Allemands que nous croisons. Difficile néanmoins de repérer la casemate qui est censée nous guider vers le chemin du refuge (elle doit être enfouie sous la neige). Nous nous fourvoyons un court moment au-dessus d’une barre rocheuse avant de retrouver le sentier d’été et les alpages des abords du refuge. Nous dévalons ensuite les quelques centaines de mètres de dénivelé qui nous ramènent à Villanova et aux voitures, pile à l’heure prévue! Dans la vallée les pelouses verdissent et les crocus sont toujours aussi géants… Après une ultime pause trattoria, nous faisons nos derniers adieux au seigneur du Piémont Turinois.

Ciao, Monte Viso, arrivederci,

Ce fut un bel giro à ski !